Category: Uncategorized

« Un ami, deux Broca » par François Truffaut

« Un ami, deux Broca »
par François Truffaut

En 1958, il n’était pas facile de s’improviser metteur en scène ! Pour avoir, syndicalement, le droit de réaliser un film, on devait avoir suivi trois stages, été trois fois second assistant et trois fois premier. Ayant seulement réalisé deux court-métrages dont l’un en 16 mm, il me fallut comparaître, avant d’entreprendre Les Quatre cents coups, devant une Commission Syndicale réunie au Centre National du Cinéma.

– Qui avez-vous choisi comme superviseur technique ?
– Personne…
– Alors nous ne pouvons pas vous donner l’autorisation de tournage.
– Oh !
– Qui aviez-vous pressenti comme assistant ?
– Philippe de Broca.
– Ah, c’est différent. Si vous avez le concours de Philippe de Broca, effectivement vous n’avez pas besoin de superviseur.

Des le premier jour de tournage, les événements allaient donner raison aux juges de la Commission Syndicale. Alors que je me prenais les pieds dans tous les câbles électriques, que je me collais le viseur dans le mauvais œil et par le mauvais bout, Philippe de Broca avec une compétence pleine d’entrain, m’aidait à concrétiser mes abstractions, me faisait soupeser les avantages et les inconvénients de chaque décision et m’amenait en douceur, sans jamais faire étalage de sa science, à tourner des plans susceptibles ultérieurement de se succéder correctement à l’écran.

Une scène du scénario des 400 coups prévoyait de montrer Antoine et René, les deux copains, confectionnant du caramel en faisant fondre du sucre qu’ils laissaient se répandre, liquide, sur une cheminée de marbre. Ensuite, pour détacher les flaques de caramel solidifié, les deux enfants attaqueraient le marbre à l’aide d’un bronze d’art représentant un cheval. Un jour, pendant la préparation du film, Philippe vient me trouver et me dit : « à propos du cheval, j’ai trouvé quelque chose, pas exactement ce qui était prévu, mais tout de même, j’aimerais te montrer. » Il m’amène devant un magasin d’antiquités, sur les quais de la Seine et me désigne, à travers la vitrine, un cheval grandeur nature, empaillé. Philippe semblait tellement ravi de sa trouvaille – et j’ai été moi-même si épaté – que nous avons transformé la scène prévue et que nous avons loué le cheval -grandeur -nature, pour deux semaines, en l’intégrant temps bien que mal au scénario.

Ayant sacrifié au vice bien agréable qui consiste à parler de soi lorsqu’on est censé faire l’éloge d’un confrère, je vais à présent énumérer les films de Philippe que je préfère : Les Jeux de l’AmourL’Amant de cinq joursL’Homme de RioLe Roi de CœurLe Diable par la queueLa Poudre d’escampetteTendre pouletLa Cuisse de Jupiter, mais je dois avouer ici que je n’ai pas vu l’œuvre complète de mon ami, gardant ainsi en réserve quelques belles soirées où se mêleront surprise et nostalgie. Lorsque je rencontre mon vieux complice et que je lui dis : « je suis désolé d’avoir manqué ton dernier film » il me répond, malicieux et modeste : « moi aussi, je suis désolé de l’avoir manqué ! »

Artiste pudique au point de ne jamais prononcer le mot « art », Philippe est un poète de la dérision, un poète réticent, celui dont on dit dans la cour de récréation de communale :

« Il fait des vers
Sans en avoir l’air
Et de la poésie
Sans en avoir envie »

Philippe de Broca ne prise guère l’exégèse cinéphilique et ne supporte pas les discussions laborieuses. Un critique, dont le nom évoque un empereur romain, s’approche un jour de Philippe et entreprend de lui expliquer doctement pourquoi il a été déçu par son dernier film. Quand ce critique, qui est un vieil ami même s’il pousse le manque d’humour jusqu’à l’infirmité, a terminé son topo, Philippe le regarde et lui dit, en désignant ses chaussures : « Ouais, ouais, mais tout de même, j’ai de belles pompes, vous ne trouvez pas ? »

Philippe ne s’attendrit pas facilement sur les enfants, mais reconnaissons-lui le mérite d’avoir toujours su réfréner ses instincts de meurtre quand la nécessité du scénario l’oblige à flanquer un gamin devant sa caméra. Par contre, les petits vieux marrants le mettent dans un état d’euphorie incroyable et c’est sûrement dans ses films qu’on a pu voir « pour la dernière fois à l’écran » des génies comme Pierre Palau ou Lucien Raimbourg, le créateur d’En attendant Godot. Philippe les bichonne, ses vieillards pittoresques et croulants, il les entoure de mille soins et leur réserve les plus beaux gros plans, comme si, à travers eux, il se cherchait non un père comme tout un chacun mais, carrément, un grand-père.

J’écris ces lignes au moment où, comme s’ils s’étaient donnés le mot, les journalistes attaquent volontiers les metteurs en scène qui se racontent dans leur film, l’insulte la plus souvent utilisée pour les fustiger étant  « nombrilisme ». Dieu sait si Philippe de Broca n’encourt pas le reproche de verser dans l’autobiographie et pourtant on pourrait tracer un portrait de lui, simplement en alignant les titres de ses films, Le FarceurLe VeinardUn Monsieur de (bonne) compagnieLe Roi de CœurL’IncorrigibleLe Magnifique. Je n’ose me prononcer en ce qui concerne Le Cavaleur car, sur le mur de sa vie privée, de Broca n’a pas manqué d’imposer l’écriteau de Xanadu : « No trespassing ».

Dans Le Roi de Cœur, Philippe nous raconte l’histoire d’une petite ville française qui, pendant la guerre de 1914-1918, se vide de tous ses habitants. Les pensionnaires d’un asile d’aliénés font le mur et investissent la cité, prenant la place du coiffeur, du bistrot, de l’épicier, du curé, du facteur, etc. Allez savoir pourquoi, ce film, lors de sa sortie en France, en décembre 1967, fut un échec total. Pour tenter d’améliorer le box office désastreux, une journée d’exclusivité, au lendemain de Noël, fut organisée avec entrée libre dans toutes les salles, gratuité annoncée par une pleine page de publicité dans les quotidiens : bernique ! Même à l’œil, pas un chat ! Or ce même film, Le Roi de Cœur est l’un des plus grands succès français en Amérique depuis douze ans et vient de commencer une quatrième ou cinquième exclusivité à New York. Allez comprendre ! L’essentiel est qu’à l’heure de Greenwich village, le lansquenet frappe toujours à minuit.

En Amérique toujours, la télévision protectionniste comme il ne devrait pas l’être permis, cantonne les films européens sur les chaînes culturelles, les programmant en version sous-titrée, de préférence au beau milieu de la nuit. Sur les trois grandes chaînes, aux bonnes heures d’écoute, un seul film français a réussi à s’immiscer, c’est l’Homme de Rio ou Belmondo s’agite, doublé en anglais avec un accent italien qui surprend pendant la première bobine mais finalement convient parfaitement aux jeux de mains de notre super doué guignolo.

C’est donc en Amérique qu’il faut voir les films de Philippe pour en apprécier l’impact. Les étudiants aiment tellement ses films que les cinémas des campus les affichent le plus souvent en double programme comme s’ils avaient décidé de remplacer la particule de son nom par le chiffre qu’elle suggère phonétiquement : Philippe deux Broca !

Il y a quelques années, alors qu’elle venait de terminer Le Magnifique avec Belmondo, Jacqueline Bisset m’entraîna dans une salle de Los Angeles, sur Santa Monica boulevard, où l’on passait, toujours en double programme, Les Caprices de Marie et le Roi de Cœur. La salle était bourrée, chaque spectateur avait sur les genoux son gobelet de pop-corn big size qui se mange sans bruit grâce au beurre fondu qui l’amollit. Chaque image portait, chaque ligne de sous-titres fonctionnait, chaque gag faisait mouche, c’était l’ambiance rêvée. A la sortie, Jacqueline Bisset fit le meilleur compliment et je le répète ici car Philippe eut été heureux de l’entendre : « Si j’avais vu, dit-elle, les films de Philippe avant de tourner avec lui, et bien, au lieu de l’emmerder en lui demandant les motivations de mon personnage, je lui aurais foutu la paix et j’aurais joué comme une petite silhouette de dessins animés. »

Jacqueline Bisset avait raison car c’est bien du côté de Tex Avery qu’il faut chercher l’affiliation de Philippe de Broca. Comme Tom et Jerry, Philippe sait que la vie est une blague, que les bureaux sont occupés par de faux adultes qui se prennent pour des ministres, des avocats, des critiques d’art, des anarchistes, des experts comptables. Il a donc bien raison de ne jamais les filmer assis ou couchés mais cavalcadant à dix-huit images/ seconde, toujours en poursuite, toujours en fuite pour échapper à la pesanteur du monde moderne. Ce n’est pas pour rien que sa compagnie de production s’appelle Fildebroc et que, sur les vingt films qu’il a tournés, dix-huit ont été mis en musique par le plus cinéphile des musiciens, Georges Delerue car de Broca pratique la haute fidélité sur longue durée.

C’est pour tout cela que j’aime Philippe et puis, je l’aime aussi parce qu’il est heureux. La preuve ? Je ne l’ai jamais entendu dire du mal de personne.

François Truffaut, janvier 1982.

(Publié dans Le Matin du 28 février 1983) 


« Le Lutin mélancolique » par Jérôme Tonnerre

Le Lutin mélancolique
par Jérôme Tonnerre

Scénariste sur plusieurs de ses films (Chouans !Les 1001 NuitsLe Bossu), Jérôme Tonnerre
a consacré un texte à Philippe de Broca à sa disparition dans le magazine Studio.

Je retrouve ce petit mot de Philippe : « Jérôme es-tu fidèle ? Moi pas assez. Tu me manques un peu. » Lui me manque terriblement, tant il aura été présent dans ma vie, tant j’aurais été en intimité de la sienne.

J’aimerais évoquer ce lutin mélancolique, tel que je l’ai connu du moins, pour avoir travaillé avec lui durant près d’une quinzaine d’années : trois scénarios tournés, deux autres qui n’ont pas trouvé de financement et une série de projets, demeurés dans le grenier des rêves perdus (selon la formule d’Abel Gance).

Philippe n’aimait rien tant que le temps du tournage, se retrouver sur un plateau avec ses acteurs et son équipe. L’étape du scénario l’impatientait, l’exaspérait parfois. Il fallait écrire vite et allègrement, sinon, décrétait-il, ça signifie qu’on n’a pas la grâce. Formé parallèlement à l’école Sautet, j’étais plus réfléchi, plus rigoureux, moins rapide que Philippe sans doute.

Travailler avec lui, c’était vivre avec lui. Autant que le cinéma, sinon plus, comptaient les amours, les enfants, les voyages, la mer, la cuisine. Une telle perception du monde, sensuelle et généreuse, n’est pas si répandue dans nos métiers. Bien des cinéastes, me semble-t-il, se préoccupent davantage du box-office, des festivals ou des César…

Ma toute première rencontre avec Philippe date de 1979 – j’avais vingt ans. C’était à l’occasion d’un livre que souhaitait lui consacrer un groupe de cinéphiles dont je faisais partie, et pour lequel j’allais obtenir de François Truffaut une tendre préface : « Un ami, deux Broca. » Philippe nous avait reçus un soir d’hiver dans sa maison de Vert, nous régalant d’un pot-au-feu qu’il avait mitonné. Il était flatté, mais un brin surpris, que de jeunes critiques de cinéma veuillent bien le considérer comme un véritable auteur de films.

Nous allions nous retrouver en 1985, cette fois dans un cadre plus professionnel. Le producteur Maurice Illouz m’avait chaleureusement recommandé à Philippe. Celui-ci cherchait un scénariste pour remanier et amplifier le projet qui deviendrait Chouans !. J’étais peu expérimenté mais enthousiaste à l’idée de travailler avec ce cinéaste dont j’adorais les films. Je mis un zèle certain à lire en un temps record des dizaines d’ouvrages sur la Révolution et sur la chouannerie, et à rédiger un dossier de propositions scénaristiques. Philippe fut épaté, je crois. Il m’adopta parce que, disait-il, j’étais correctement habillé, ponctuel et sérieux. Sérieux comme un clergyman, ajoutait-il, suspectant que je n’étais pas très doué pour la comédie, ce qui me vexait énormément !

Malgré notre sensible différence d’âge, je me suis toujours senti plus vieux que Philippe : l’éternel jeune homme, c’était lui. L’enfant, même. Il ne tenait pas en place, dans mon bureau, en mousquetaire bondissant : « Allez, à l’attaque ! » Il faisait ici allusion au scénario qui nous occupait, mais rappelons que cet homme d’honneur et de panache avait provoqué en duel le grand Burt Lancaster, pour offense à une femme aimée…

En ces années 80, accumulant échecs professionnels et personnels, il rencontrait certaines difficultés matérielles. Chouans !, film ambitieux, devait consacrer son grand retour au cinéma, mais notre scénario avait du mal à se monter, faute de financement, d’acteurs aussi. En attendant que les choses se débloquent, nous élaborions d’autres projets, plus aisément tournables. Ainsi La Malédiction des pharaons, comédie de policière dans l’esprit de Tendre Poulet, située dans le milieu des archéologues du Louvre. Mais ces films-là ne trouvaient pas davantage preneur. Découragé, sinon amer, Philippe songeait à tout plaquer. Il avait sa licence de pilote et envisageait sérieusement d’aller faire l’avion-taxi en Afrique.

Sa vie d’alors, au creux de la vague, ressemblait à ses films : faite de bric et de broc, apparemment insouciante mais profondément désenchantée. Il était entre deux projets, deux femmes, deux appartements, mais toujours Rive gauche. Il avait passé son enfance non loin du Jardin des plantes (sous ce titre, il réaliserait pour la télévision l’un de ses meilleurs films) et les cris nocturnes des animaux encagés lui avaient donné le goût des lointains.

Pour l’heure, il transportait ici et là sa roulotte de Fracasse. Il fut logé un temps chez une dame âgée qu’il appelait sa tante, ou sa marraine, je ne sais plus. Au fond d’un vaste appartement bourgeois, boulevard saint-germain, elle hébergeait Philippe comme s’il était encore étudiant. C’est dans sa chambre spartiate que nous travaillions, lorsque nous n’en étions pas chassés par l’aspirateur de la bonne bougonne ou par la perceuse entêtante du menuisier. Nous déjeunions à heure fixe avec notre digne hôtesse, prévenus par la clochette qu’agitait la bonne. Philippe passait une cravate avant de se mettre sagement à table. Amusé et dévoué, je le suivais dans ses multiples pérégrinations, avec ma machine à écrire portative.

Sa maison de Vert, qu’il réussit toujours à sauvegarder malgré les vicissitudes, restait son véritable port d’attache. Il y connut je crois d’abominables solitudes, mais aussi et surtout le bonheur de vivre. En cette arche utopique et paradisiaque, il cultivait fruits et légumes, élevait ses enfants et toutes sortes d’animaux, supportait une bonne fantasque qu’il appelait « La Bretonne », accueillait des actrices de passage et même quelques scénaristes…

Philippe ne cessait de s’occuper de la maison et de son jardin, tout en travaillant avec moi sur le scénario. Je le revois, en mouvement perpétuel, mettant un plat à réchauffer, débitant du bois, allumant le feu de cheminée, réparant une fuite sur le tuyau d’arrosage, binant les mauvaises herbes, soignant un oiseau blessé, tandis que, cavalant après lui, je m’efforçais de lui parler de la séquence en cours. Quelque temps plus tard, redevenu père, il changerait les couches de la jeune Chloé sur la table de billard, dans la grange aménagée où nous écrivions. « Je t’écoute, je t’écoute », m’assurait-il.

De Chouans ! au Bossu, j’ai passé avec lui, auprès de lui, de merveilleux moments. Quelques uns me reviennent spontanément en mémoire : le tour en bateau du golfe du Morbihan et notre rencontre avec le recteur de l’île d’Arz ; une séance d’écriture, quasi spirite, à la bougie, dans la maison monacale de Daniel Boulanger ; l’émotion de Philippe apprenant la naissance de sa fille alors que nous sortions d’une projection aux studios de Boulogne ; un déjeuner à Vert où j’avais fait venir Yves Robert et la leçon de botanique qui s’ensuivit…

On connaît la formule « The show must go on… » Avec Philipe, le spectacle pouvait s’arrêter mais la vie continuait, débordait toujours. A Vert, un soir d’été, il demandait conseil à celle que je venais d’épouser, à propos d’une jeune femme qui faisait à nouveau battre son cœur : « Je sens que je pourrais être très heureux avec elle, mais pour combien de temps ? À votre avis, pourquoi le bonheur est-il toujours périssable ? » Ma femme ne savait trop que lui répondre. Elle voulait encore y croire… Alors Philippe vidait son verre de vieille prune et levait son regard vers la voie lactée. Il nous nommait chaque étoile, connaissant parfaitement la carte du ciel, en navigateur émérite. Son attrait pour les sciences, l’histoire, les lettres, la musique, était inextinguible. Il incarnait cette culture universelle de « l’honnête homme » telle qu’on la concevait jadis.

Philippe de Broca, Claude Sautet, Yves Robert, Jean-Paul Rappeneau, formaient, sinon un groupe artistique, au moins une amicale. Ils avaient travaillé les uns avec les autres : le couple Broca, Michelle et Philippe produisant César et Rosalie, Rappeneau co-signant le scénario de L’Homme de Rio, Sautet celui du Diable par la queue. J’ai eu la chance d’écrire pour chacun de ces metteurs en scène. La « dernière » de Philippe était souvent au coeur de nos conversations. Le sens de l’amitié était chez lui exacerbé. Mais contrebalancé par une plaisanterie maladroite, un soupçon jaloux, une remarque blessante. Tous, nous avions eu notre lot. Ainsi, me parlant d’un film dont j’étais le scénariste : « C’est quand même pas toi qui l’as écrit, c’est trop bon ! » À un intime qui s’informait plus tard de sa maladie : « Ça va t’arriver aussi, ne t’en fais pas. ». Il ne pouvait s’empêcher de dire le mot qu’il ne fallait pas, la phrase qui tue, non sans y prendre un malin plaisir.

Contrecoup de ces incartades, il déplorait d’être mal-aimé. Tiraillé constamment entre sa famille d’origine, l’aristocratie à la toiture percée, et sa famille d’adoption, celle du spectacle, il ne se sentait admis ni par les uns ni par les autres. S’il prenait volontiers la pose du réac scrogneugneu, je suis convaincu qu’il demeurait l’artiste libre, de mœurs et d’opinions.

Cousin farceur de la Nouvelle vague, il fut assistant de Truffaut et de Chabrol, il souffrait (tout en revendiquant !) d’être cantonné à la comédie dite légère. Ce n’était pas le cinéma qu’il aurait rêvé de faire, il se serait vu comme un successeur de Welles, tutoyant les splendeurs baroques. Il se flattait néanmoins de dérider ses contemporains, ce qui lui semblait tout aussi estimable. Cependant, la mélancolie affleure dans tous ses films, particulièrement dans l’un de ses plus beaux, Le Cavaleur, autoportrait à peine déguisé. À l’instar de son personnage, en quête d’un bonheur tranquille et d’amours enfin apaisées, Philippe enfouissait en lui de sombres abîmes. Il suffisait qu’il évoque certaines femmes, ou encore la guerre Algérie, pour que jaillissent une rage et une misanthropie glaçantes. Il se ressaisissait aussitôt, avec une pirouette, une plaisanterie.

Il m’avait prévenu d’emblée : « Je te préviens, je suis me fâché avec tous mes scénaristes. » Je ne l’avais pas cru : avec moi, cela n’arriverait pas. Pourtant, je ne devais pas échapper à la règle fatale. Philippe m’en voulut d’avoir formulé, sans trop de précautions je le reconnais, une série de remarques critiques (qui se voulaient constructives) à propos du premier montage du Bossu. Il interrompit dès lors toute relation entre nous. Nous étions devenus si proches – je n’ai connu une telle intimité, quasi fraternelle, avec aucun autre cinéaste – que ce silence me fut très pénible. Il finit par le rompre, peut-être était-il déjà malade, me téléphonant au matin d’un premier de l’an : « C’est Broca, bonne année. » Emu qu’il ait enfin ravalé son orgueil blessé, je l’invitai à déjeuner. « Ah non, ça va comme ça ! », rouscailla-t-il, comme s’il regrettait déjà avoir cédé à un sentiment d’amitié. Et ce fut tout jusqu’à sa mort.

Alors, mon cher Philippe, pour répondre à ta question : je suis fidèle, oui, à nos souvenirs désormais.

(Ce texte initialement paru dans le magazine Studio en janvier 2005 a été ici revu et augmenté)


Le producteur Alain Clert à propos du « Jardin des plantes »

Le producteur Alain Clert
à propos du « Jardin des plantes »

« Le Jardin des plantes est certainement une des œuvres les plus personnelles de Philippe de Broca, comme il me l’avait déclaré en me donnant le scénario à lire.

Il s’agissait au départ d’un long métrage que Philippe, toujours très impatient, essayait de monter. Finalement, ce film est devenu un téléfilm en France et un long métrage en Allemagne, qui l’a en partie financé.

Le tournage s’est déroulé en Hongrie, pour les scènes dites du Jardin des Plantes, et à Paris pour le reste. Philippe a préparé, tourné et monté ce film dans un bonheur total, car il s’agissait dans son scénario du thème de la lâcheté humaine, thème qui le passionnait, et d’une distribution qu’il assuma totalement.

Comme toujours avec Philippe, le tournage s’est passé sans conflit, avec une rapidité telle que c’était moi, le producteur, qui lui rappelait qu’il disposait de temps pour tourner.

Philippe de Broca restera dans le cinéma français comme un des « très grands », au même titre que Melville, Sautet, etc.

Ses films, à ce titre, méritent d’être rediffusés, car ils n’ont pas vieilli. »


Philippe de Broca par Eric Fottorino

« Fildebroc » 
par Eric Fottorino

La nouvelle est déjà presque vieille, surtout qu’il faut toujours laisser la place aux vivants. Mais on ne se résout pas à débuter la semaine sans adresser de l’autre côté d’un écran où le noir est mis un ultime salut à Philippe de Broca. Nous lui sommes redevables d’assez d’enchantements enracinés dans l’enfance et prolongés sur le tard pour feindre de l’ignorer sous prétexte que c’est lundi lendemain de Sarkozy.

Dire que le noir est mis est d’ailleurs une expression mal à propos pour évoquer le réalisateur de L’Homme de Rio, du Cavaleur, du Magnifique ou de L’Incorrigible, du Diable par la queue ou de Tendre poulet, pour citer les titres qui, spontanément, nous tournent l’esprit dans le sens de la bonne humeur et placent le sourire au beau fixe. Philippe de Broca avait assez d’autodérision pour appeler sa société de production « Fildebroc », signe qu’il avait su employer sa particule pour servir la cause des saltimbanques.

Tout ou presque a déjà été écrit sur la grâce de ce bonhomme sensible dont Jacqueline Bisset prétendait qu’il fallait jouer dans ses films « comme une petite silhouette de dessin animé ». Heureuse expression qui nous remet illico en mémoire, comme une projection intime du souvenir, Bébel galopant dans Rio, ou chinoisant en Chine, Rochefort cavalant derrière l’amour et Jean-Sébastien Bach, Noiret fuyant avec des citations grecques et Augustin le mainate une Annie Girardot plus flique que poète…

N’oublions pas non plus au générique l’ineffable Yves Montand ou un Marielle à moumoute victimes des espiègleries d’une famille désargentée menée avec maestria par l’étonnante Madeleine Renaud et sa petite-fille Marthe Keller, cette dernière très experte pour tirer le diable par la queue…

Il nous semblait avoir déjà lu un hommage de Truffaut à « Fildebroc ». On a retrouvé l’objet du délice : une chronique du Matin de Paris qui remonte à 1983, consignée avec d’autres bijoux dans Le Plaisir des yeux (« Champs » Flammarion), un recueil de chroniques truffaldiennes. L’auteur des 400 Coups, dans un texte malicieusement titré « Un ami, deux Broca », confirmait l’intuition de Jackie Bisset : « C’est bien du côté de Tex Avery qu’il faut chercher la filiation de Philippe. Comme Tom et Jerry, il sait que la vie est une blague, que les bureaux sont occupés par de faux adultes qui se prennent pour des ministres, des avocats, des critiques d’art, des   anarchistes, des expertscomptables. Il a donc bien raison de ne jamais les filmer assis ou couchés, mais cavalcadant à 18 images/seconde, toujours en poursuite, toujours en fuite pour échapper à la pesanteur du monde moderne. »

En 1967, devant l’échec retentissant de son film Le Roi de cœur, de Broca avait eu l’idée d’offrir au public une séance gratuite. Le bide devint un four, c’est-à-dire que, même gratis, les gens se rasaient autant que s’ils avaient payé ! Mais comme le rappelait Truffaut dans son texte de 1983, Le Roi de cœur fut pendant une bonne dizaine d’années un des plus grands succès du cinéma français aux Etats-Unis, signe que les Américains ont plus d’humour et de finesse qu’on ne le croirait à première vue…

Truffaut concluait en affirmant que de Broca était un homme heureux. La preuve ? Il ne l’avait jamais entendu dire de mal de personne.

Article publié dans Le Monde du 30 novembre 2004


La bande originale des « 1001 Nuits » en version intégrale

La bande originale des 1001 Nuits
en version intégrale

La bande originale des 1001 Nuits, composée par Gabriel Yared, est éditée par Music Box Records en version intégrale. 67 minutes de musique dont environ 30 minutes totalement inédites.

De Broca fait appel à Gabriel Yared, dont la partition symphonique – ample, généreuse et voluptueuse – exalte des thèmes que l’on pourrait qualifier de folklore imaginaire, dans une approche qui évoque l’École Nationale, ce courant musical en vogue au XIXe siècle. Cette idée est renforcée par le fait que des instruments traditionnels arabes viennent parfois se greffer à l’orchestre. Le thème principal est une sorte de romance noble et mystérieuse, un leitmotiv aux arrangements d’une délicatesse extrême. Ce thème fait aussi l’objet d’une chanson au parfum soul, interprétée par l’actrice principale du film, Catherine Zeta-Jones (dont c’est ici le premier rôle au cinéma). Par ailleurs, le second degré n’est pas absent de cette partition, puisqu’on y entend à plusieurs reprises un pastiche du célèbre thème de Lawrence d’Arabie de Maurice Jarre.

Mais Gabriel Yared, c’est aussi les synthétiseurs. Lorsque le Roi (interprété par Thierry Lhermitte) décide de quitter son habit d’homme d’État pour se consacrer à sa passion pour l’acrobatie et se produire dans des spectacles de cirque, le compositeur abandonne alors l’orchestre symphonique au profit d’un synthétiseur anachronique et charmant – tout comme le Roi abandonne sa stature autoritaire au profit d’une vie de bohème.

Avec la noblesse de l’orchestre symphonique et la beauté simple des sons synthétiques, la partition de Gabriel Yared rappelle donc, d’une part, l’architecture complexe de ce recueil de contes qui s’enchevêtrent à l’infini de façon grandiose, et d’autre part, elle fait écho à la simplicité et à l’aspect populaire des miniatures que forme chacun des contes.

Avec cet album des 1001 Nuits, Music Box Records a le plaisir de mettre pour la troisième fois Gabriel Yared à l’honneur, pour une partition à la fois populaire et exigeante, amusante et émouvante.

Les notes du livret sont signées par Nicolas Magenham.

LES 1001 NUITS

1. Les 1001 Nuits (générique) (2:05)
2. Ballade pour Jimmy (2:42)
3. Les jardins du Roi (0:52)
4. Déclaration de Sinbad (1:01)
5. Le harem (2:09)
6. La rencontre du Roi (2:21)
7. Le jeune marin (1:54)
8. Flots bleus (1:47)
9. Poursuite dans Bagdad** (1:21)
10. La capture d’Aladin*† (1:51)
11. La chambre royale (3:07)
12. À la rescousse*† (1:28)
13. Le désert*† (3:14)
14. La tempête*† (1:41)
15. La cage dorée* (2:00)
16. L’avion* (2:14)
17. La taverne** (2:15)
18. Shéhérazade et Sinbad prennent le large* (1:24)
19. Aladin amoureux (1:48)
20. Le navire* (1:21)
21. La sirène** (2:12)
22. L’histoire continue ainsi (1:57)
23. L’arrestation** (1:17)
24. Le retour du Roi / Les 1001 Nuits† (2:26)
25. Shéhérazade (4:04)
performed by Catherine Zeta-Jones
26. Le Roi acrobate (2:09)
27. Le tango du cheval (2:18)
28. Le manège (1:26)
29. Les 1001 Nuits – Répétition d’orchestre* (9:22)

Durée totale • 67:02

* inédit
** contient du matériel inédit
† non utilisé dans le film


« Le Magnifique » Vs. « Last Action Hero » (vidéo)

Le Magnifique » Vs. « Last Action Hero »

Après avoir comparé Cartouche  et L’Homme de Rio (voir ici), la chaîne Youtuve Versus s’en prend cette fois au Magnifique et à Last Action Hero. « Bebel et Schwarzy explosent les limites du grand écran, naviguent entre fiction et réalité, grâce aux regards experts de Philippe de Broca et John McTiernan. Bref, avec ces deux films, on se décortique les codes du cinéma d’action et on en interroge ses figures héroïques. »


« La Moustache de Claude Rich » par de Broca

La Moustache de Claude Rich
(par Philippe de Broca)

« Mon ami Claude Rich est un drôle d’oiseau. Il faut dire que plus les acteurs sont bons, plus ils sont oiseaux !

Un exemple…

Nous décidons, deux mois avant le tournage du « Jardin des plantes » que le personnage qu’il va incarner aura une moustache. Claude en essaye une fausse : épatant !

Je lui dis : « Laisse toi pousser le poil, nous taillerons ta moustache comme il se doit la veille du tournage. »

Les semaines passent, Claude se rase tous les matins. Il finit par avouer qu’il préfère mettre tous les matins une fausse moustache et entrer ainsi dans son personnage. Il fait donc tout le film avec ce postiche qu’il faut recoller, replacer, retailler, sécher à chaque instant. Ça pique, ça bloque la lèvre supérieure et interdit tout fou-rire. Bref, tout être normalement constitué trouverait cela insupportable.

Mais je me suis vite aperçu que pour Claude, ce postiche était un refuge, un prétexte pour se regarder longuement dans un miroir avant de tourner une scène. Fouiller le visage de cet homme qui n’est pas lui mais qui a son visage, sa voix, sa chaire et des morceaux de ses souvenirs.

Claude fait semblant de retrouver un poil rebelle et guette, en fait, l’âme de son double.

La preuve ?

Le dernier jour, la dernière prise du dernier plan est dans la boîte… Claude va s’assoir à quelque distance. Il regarde longuement dans son miroir, cette moustache. Il la caresse, il la titille, ne se résout pas à l’enlever, s’approche encore de ce reflet d’un postiche désormais inutile.

Puis il l’arrache.

Passons à autre chose ! »

Philippe de Broca

(13 septembre 1994)


Opération gas oil

OPERATION GAS OIL


« En cas de danger, plaisante » (à propos du « Roi de cœur »)

« En cas de danger, plaisante »

par Mathilde Albouy 

« En cas de danger, plaisante »

Cette maxime d’Henri Michaux me revient si souvent, et cette fois encore après avoir revu Le Roi de cœur de Philippe de Broca.

Ancien souvenir de cinéma très fort, de ces films dont on sort comme on s’éveille d’un rêve intense et beau. L’empreinte qu’il laisse est plus forte encore que son déroulé.

Empreinte posée sur quelque chose en nous de profond, de précieux, d’indéfinissable, qui a à voir avec l’enfance, qui perdure quand on grandit mais se laisse ensevelir par l’expérience de la vie qui nous apprend à nous débrouiller avec le réel, qui nous enseigne à ne plus être des enfants car on ne peut mener une vie d’adulte autonome et libre sans ranger sagement cette enfance de nous-même dans un coin de nous.

C’est cette métaphore de la fin du film : tous ces « fous » qui regagnent leur « asile d’aliénés » : asile comme abri, toit protecteur, « aliénés » comme privés de liberté. Effectivement, c’est une prison dont on ne peut sortir. Ils la retrouvent volontairement après une escapade dans une ville désertée qu’ils ont investie en vivant leur fantaisie au cœur de ce que le monde adulte offre de pire : la guerre.

Des enfants qui vont de pestacle en pestacle, fermement décidés à préserver coûte que coûte l’esprit de légèreté et d’insouciance ; rien n’est grave pour ces « doux dingues », ni les lions en liberté, ni l’amour, ni la mort, ni les militaires… Tout est vécu comme une anecdote amusante, une aventure excitante. Tout les émerveille, ils se promènent en cortèges et fanfares, chantent et dansent, posent leurs chaises pour applaudir.

On ne peut pas dire qu’on rit ; le film comme comédie a quelque chose de gauche, et sans doute cela explique-t-il l’insuccès du film à sa sortie si on attendait une comédie. Question de rythme sans doute, mais question de sujet surtout.

C’est un conte philosophique sur la folie, la vraie, celle de la guerre, montrée dans son absurdité quand troupe militaire allemande et troupe écossaise se font face et se tuent sous les yeux des « fous » ; image à peine caricaturée du réel de la Grande Guerre, de ces guerres de tranchées absurdes. Quel est ce monde si cramponné à la vie qui organise des massacres depuis la nuit des temps ?

Il y a quelque chose de si grave et de si émouvant chez ces « fous » obstinés à la gaieté, et finalement si conscients de la construire : « en cas de danger, plaisante ». C’est une injonction. Les fous du Roi de Cœur savent bien la réalité du monde : ils n’y vont pas, ne quittent pas Senlis, la ville désertée miraculeusement pour eux, décor merveilleux de leur loufoquerie, et retournent tranquillement en abandonnant leurs costumes et accessoires dans leur asile-abri quand les habitants du vrai monde réintègrent leur ville.

N’existent-ils pas en nous ces fous chéris, facétieux et fêtards, peu soucieux des règles établies, qui souhaiteraient un peu plus s’exprimer dans le monde adulte du raisonnable, du devoir, de la loi, du réel ?

Le film pose un sujet sur l’incompatibilité de ces mondes, la grande difficulté de leur cohabitation.

Je me demande si tout le cinéma de Philippe de Broca ne contient pas ce sujet bien plus grave et douloureux qu’il n’y paraît : le charme de l’insouciance, son énergie, sa grâce, peuvent-ils vivre tout à fait pleinement dans le monde du réel ?

La profonde mélancolie de Jean-Claude Brialy qui s’exprime dans cette phrase commencée dans un sourire, achevée sur un visage grave : « les plus beaux voyages se font par la fenêtre ».


Privacy Settings
We use cookies to enhance your experience while using our website. If you are using our Services via a browser you can restrict, block or remove cookies through your web browser settings. We also use content and scripts from third parties that may use tracking technologies. You can selectively provide your consent below to allow such third party embeds. For complete information about the cookies we use, data we collect and how we process them, please check our Privacy Policy
Youtube
Consent to display content from - Youtube
Vimeo
Consent to display content from - Vimeo
Google Maps
Consent to display content from - Google