« Le Lutin mélancolique » par Jérôme Tonnerre
Le Lutin mélancolique
par Jérôme Tonnerre
Scénariste sur plusieurs de ses films (Chouans !, Les 1001 Nuits, Le Bossu), Jérôme Tonnerre
a consacré un texte à Philippe de Broca à sa disparition dans le magazine Studio.
Je retrouve ce petit mot de Philippe : « Jérôme es-tu fidèle ? Moi pas assez. Tu me manques un peu. » Lui me manque terriblement, tant il aura été présent dans ma vie, tant j’aurais été en intimité de la sienne.
J’aimerais évoquer ce lutin mélancolique, tel que je l’ai connu du moins, pour avoir travaillé avec lui durant près d’une quinzaine d’années : trois scénarios tournés, deux autres qui n’ont pas trouvé de financement et une série de projets, demeurés dans le grenier des rêves perdus (selon la formule d’Abel Gance).
Philippe n’aimait rien tant que le temps du tournage, se retrouver sur un plateau avec ses acteurs et son équipe. L’étape du scénario l’impatientait, l’exaspérait parfois. Il fallait écrire vite et allègrement, sinon, décrétait-il, ça signifie qu’on n’a pas la grâce. Formé parallèlement à l’école Sautet, j’étais plus réfléchi, plus rigoureux, moins rapide que Philippe sans doute.
Travailler avec lui, c’était vivre avec lui. Autant que le cinéma, sinon plus, comptaient les amours, les enfants, les voyages, la mer, la cuisine. Une telle perception du monde, sensuelle et généreuse, n’est pas si répandue dans nos métiers. Bien des cinéastes, me semble-t-il, se préoccupent davantage du box-office, des festivals ou des César…
Ma toute première rencontre avec Philippe date de 1979 – j’avais vingt ans. C’était à l’occasion d’un livre que souhaitait lui consacrer un groupe de cinéphiles dont je faisais partie, et pour lequel j’allais obtenir de François Truffaut une tendre préface : « Un ami, deux Broca. » Philippe nous avait reçus un soir d’hiver dans sa maison de Vert, nous régalant d’un pot-au-feu qu’il avait mitonné. Il était flatté, mais un brin surpris, que de jeunes critiques de cinéma veuillent bien le considérer comme un véritable auteur de films.
Nous allions nous retrouver en 1985, cette fois dans un cadre plus professionnel. Le producteur Maurice Illouz m’avait chaleureusement recommandé à Philippe. Celui-ci cherchait un scénariste pour remanier et amplifier le projet qui deviendrait Chouans !. J’étais peu expérimenté mais enthousiaste à l’idée de travailler avec ce cinéaste dont j’adorais les films. Je mis un zèle certain à lire en un temps record des dizaines d’ouvrages sur la Révolution et sur la chouannerie, et à rédiger un dossier de propositions scénaristiques. Philippe fut épaté, je crois. Il m’adopta parce que, disait-il, j’étais correctement habillé, ponctuel et sérieux. Sérieux comme un clergyman, ajoutait-il, suspectant que je n’étais pas très doué pour la comédie, ce qui me vexait énormément !
Malgré notre sensible différence d’âge, je me suis toujours senti plus vieux que Philippe : l’éternel jeune homme, c’était lui. L’enfant, même. Il ne tenait pas en place, dans mon bureau, en mousquetaire bondissant : « Allez, à l’attaque ! » Il faisait ici allusion au scénario qui nous occupait, mais rappelons que cet homme d’honneur et de panache avait provoqué en duel le grand Burt Lancaster, pour offense à une femme aimée…
En ces années 80, accumulant échecs professionnels et personnels, il rencontrait certaines difficultés matérielles. Chouans !, film ambitieux, devait consacrer son grand retour au cinéma, mais notre scénario avait du mal à se monter, faute de financement, d’acteurs aussi. En attendant que les choses se débloquent, nous élaborions d’autres projets, plus aisément tournables. Ainsi La Malédiction des pharaons, comédie de policière dans l’esprit de Tendre Poulet, située dans le milieu des archéologues du Louvre. Mais ces films-là ne trouvaient pas davantage preneur. Découragé, sinon amer, Philippe songeait à tout plaquer. Il avait sa licence de pilote et envisageait sérieusement d’aller faire l’avion-taxi en Afrique.
Sa vie d’alors, au creux de la vague, ressemblait à ses films : faite de bric et de broc, apparemment insouciante mais profondément désenchantée. Il était entre deux projets, deux femmes, deux appartements, mais toujours Rive gauche. Il avait passé son enfance non loin du Jardin des plantes (sous ce titre, il réaliserait pour la télévision l’un de ses meilleurs films) et les cris nocturnes des animaux encagés lui avaient donné le goût des lointains.
Pour l’heure, il transportait ici et là sa roulotte de Fracasse. Il fut logé un temps chez une dame âgée qu’il appelait sa tante, ou sa marraine, je ne sais plus. Au fond d’un vaste appartement bourgeois, boulevard saint-germain, elle hébergeait Philippe comme s’il était encore étudiant. C’est dans sa chambre spartiate que nous travaillions, lorsque nous n’en étions pas chassés par l’aspirateur de la bonne bougonne ou par la perceuse entêtante du menuisier. Nous déjeunions à heure fixe avec notre digne hôtesse, prévenus par la clochette qu’agitait la bonne. Philippe passait une cravate avant de se mettre sagement à table. Amusé et dévoué, je le suivais dans ses multiples pérégrinations, avec ma machine à écrire portative.
Sa maison de Vert, qu’il réussit toujours à sauvegarder malgré les vicissitudes, restait son véritable port d’attache. Il y connut je crois d’abominables solitudes, mais aussi et surtout le bonheur de vivre. En cette arche utopique et paradisiaque, il cultivait fruits et légumes, élevait ses enfants et toutes sortes d’animaux, supportait une bonne fantasque qu’il appelait « La Bretonne », accueillait des actrices de passage et même quelques scénaristes…
Philippe ne cessait de s’occuper de la maison et de son jardin, tout en travaillant avec moi sur le scénario. Je le revois, en mouvement perpétuel, mettant un plat à réchauffer, débitant du bois, allumant le feu de cheminée, réparant une fuite sur le tuyau d’arrosage, binant les mauvaises herbes, soignant un oiseau blessé, tandis que, cavalant après lui, je m’efforçais de lui parler de la séquence en cours. Quelque temps plus tard, redevenu père, il changerait les couches de la jeune Chloé sur la table de billard, dans la grange aménagée où nous écrivions. « Je t’écoute, je t’écoute », m’assurait-il.
De Chouans ! au Bossu, j’ai passé avec lui, auprès de lui, de merveilleux moments. Quelques uns me reviennent spontanément en mémoire : le tour en bateau du golfe du Morbihan et notre rencontre avec le recteur de l’île d’Arz ; une séance d’écriture, quasi spirite, à la bougie, dans la maison monacale de Daniel Boulanger ; l’émotion de Philippe apprenant la naissance de sa fille alors que nous sortions d’une projection aux studios de Boulogne ; un déjeuner à Vert où j’avais fait venir Yves Robert et la leçon de botanique qui s’ensuivit…
On connaît la formule « The show must go on… » Avec Philipe, le spectacle pouvait s’arrêter mais la vie continuait, débordait toujours. A Vert, un soir d’été, il demandait conseil à celle que je venais d’épouser, à propos d’une jeune femme qui faisait à nouveau battre son cœur : « Je sens que je pourrais être très heureux avec elle, mais pour combien de temps ? À votre avis, pourquoi le bonheur est-il toujours périssable ? » Ma femme ne savait trop que lui répondre. Elle voulait encore y croire… Alors Philippe vidait son verre de vieille prune et levait son regard vers la voie lactée. Il nous nommait chaque étoile, connaissant parfaitement la carte du ciel, en navigateur émérite. Son attrait pour les sciences, l’histoire, les lettres, la musique, était inextinguible. Il incarnait cette culture universelle de « l’honnête homme » telle qu’on la concevait jadis.
Philippe de Broca, Claude Sautet, Yves Robert, Jean-Paul Rappeneau, formaient, sinon un groupe artistique, au moins une amicale. Ils avaient travaillé les uns avec les autres : le couple Broca, Michelle et Philippe produisant César et Rosalie, Rappeneau co-signant le scénario de L’Homme de Rio, Sautet celui du Diable par la queue. J’ai eu la chance d’écrire pour chacun de ces metteurs en scène. La « dernière » de Philippe était souvent au coeur de nos conversations. Le sens de l’amitié était chez lui exacerbé. Mais contrebalancé par une plaisanterie maladroite, un soupçon jaloux, une remarque blessante. Tous, nous avions eu notre lot. Ainsi, me parlant d’un film dont j’étais le scénariste : « C’est quand même pas toi qui l’as écrit, c’est trop bon ! » À un intime qui s’informait plus tard de sa maladie : « Ça va t’arriver aussi, ne t’en fais pas. ». Il ne pouvait s’empêcher de dire le mot qu’il ne fallait pas, la phrase qui tue, non sans y prendre un malin plaisir.
Contrecoup de ces incartades, il déplorait d’être mal-aimé. Tiraillé constamment entre sa famille d’origine, l’aristocratie à la toiture percée, et sa famille d’adoption, celle du spectacle, il ne se sentait admis ni par les uns ni par les autres. S’il prenait volontiers la pose du réac scrogneugneu, je suis convaincu qu’il demeurait l’artiste libre, de mœurs et d’opinions.
Cousin farceur de la Nouvelle vague, il fut assistant de Truffaut et de Chabrol, il souffrait (tout en revendiquant !) d’être cantonné à la comédie dite légère. Ce n’était pas le cinéma qu’il aurait rêvé de faire, il se serait vu comme un successeur de Welles, tutoyant les splendeurs baroques. Il se flattait néanmoins de dérider ses contemporains, ce qui lui semblait tout aussi estimable. Cependant, la mélancolie affleure dans tous ses films, particulièrement dans l’un de ses plus beaux, Le Cavaleur, autoportrait à peine déguisé. À l’instar de son personnage, en quête d’un bonheur tranquille et d’amours enfin apaisées, Philippe enfouissait en lui de sombres abîmes. Il suffisait qu’il évoque certaines femmes, ou encore la guerre Algérie, pour que jaillissent une rage et une misanthropie glaçantes. Il se ressaisissait aussitôt, avec une pirouette, une plaisanterie.
Il m’avait prévenu d’emblée : « Je te préviens, je suis me fâché avec tous mes scénaristes. » Je ne l’avais pas cru : avec moi, cela n’arriverait pas. Pourtant, je ne devais pas échapper à la règle fatale. Philippe m’en voulut d’avoir formulé, sans trop de précautions je le reconnais, une série de remarques critiques (qui se voulaient constructives) à propos du premier montage du Bossu. Il interrompit dès lors toute relation entre nous. Nous étions devenus si proches – je n’ai connu une telle intimité, quasi fraternelle, avec aucun autre cinéaste – que ce silence me fut très pénible. Il finit par le rompre, peut-être était-il déjà malade, me téléphonant au matin d’un premier de l’an : « C’est Broca, bonne année. » Emu qu’il ait enfin ravalé son orgueil blessé, je l’invitai à déjeuner. « Ah non, ça va comme ça ! », rouscailla-t-il, comme s’il regrettait déjà avoir cédé à un sentiment d’amitié. Et ce fut tout jusqu’à sa mort.
Alors, mon cher Philippe, pour répondre à ta question : je suis fidèle, oui, à nos souvenirs désormais.
(Ce texte initialement paru dans le magazine Studio en janvier 2005 a été ici revu et augmenté)