« Cartouche est le plus grand film de l’histoire du cinéma » selon Nicolas Mathieu
« Cartouche est le plus grand film
de l’histoire du cinéma » selon Nicolas Mathieu
A l’occasion de la disparition de Jean-Paul Belmondo en 2021, l’écrivain Nicolas Mathieu, prix Goncourt 2018, a rendu hommage à l’acteur et en a profité pour dire tout le bien qu’il pense de Cartouche…
« Je crois que c’est Serge Daney, le critique des Cahiers du cinéma et de Libé, qui évoquait dans un entretien avec Régis Debray ce qu’avait été la jeunesse au cinéma, en France, avant Belmondo et Bardot. Il faut se souvenir des comédiens qui la figuraient alors du côté des hommes : Daniel Gélin, Gérard Philipe, Jean Marais. De beaux mecs, mais encore pris dans quelque chose d’artificiel, une sorte de pâte, des messieurs déjà.
Quand Belmondo arrive dans les années 1950, tout de suite, il brise ce moule. Il n’a même pas besoin d’être vraiment beau. Son nez est cassé, sa bouche trop pleine, et pourtant, c’est un physique qui séduit dans la seconde et colle à son époque. Comme l’après-guerre, il est facile, facétieux, avec ce pétillement dans l’œil, une malice et une apparente simplicité qui feront toujours son charme, ni tout à fait jeune premier, plus du tout gendre idéal. Quoi qu’il en soit, avec cette gueule-là, la France s’offre enfin une incarnation de la jeunesse qui n’est plus l’histoire d’un passage, d’une phase transitoire. Belmondo, comme Montgomery Clift ou James Dean à Hollywood, incarne pour la première fois un état qui vaut pour lui-même, qui n’appelle rien d’autre. Il invente, comme Bardot, une figure de l’éternel printemps, vif, enjoué et tragique, irrécupérable.
Mais évidemment, il serait complètement idiot de résumer Belmondo à ça, dix rôles entre 20 et 35 ans. Godard l’a certes fixé en jeune homme fou, Melville en voyou ou en curé débutant, de Broca en funambule, mais il fut bien autre chose, et pour nous qui avons grandi sous Mitterrand, il fut surtout ce formidable casse-cou, champion du box-office, quadra à pectoraux et gros calibre qui le dimanche soir venait après le générique de la Gaumont nous consoler du retour en classe le lendemain.
Entre 7 et 10 ans ans, j’ai dû voir L’As des as vingt fois. Et mes souvenirs d’enfant sont pleins de ces films que distribuait René Chateau Vidéo, le même qui devait enchanter plus tard nos adolescences avec Bruce Lee et Brigitte Lahaie. Je revois l’ourson dans la belle décapotable, l’oeil de verre de Minos qui roule sur un toit de Paris dans Peur sur la ville. Et cette chose si curieuse, la même musique qui accompagnait à la fois la fin tragique du Professionnel et la course du berger allemand dans la pub Royal Canin. Les petits mecs du Club Dorothée et de la 205 GTI que nous étions ne comprenaient pas tout, mais ils savaient parfaitement qui ils voulaient être. Cet homme-là, d’un bloc, avec ses deux poings et ses revolvers, son sourire et ses reparties. La propagation du magnétoscope dans les ménages français autorisait de revoir ses courses-poursuites à l’infini, ces fameuses cascades qu’il réalisait lui-même, et, dans la cour de l’école, à défaut de pouvoir nous offrir les services de Rémy Julienne, on recourait largement au Mercurochrome.
À cette époque, pour nous, Godard ne signifiait rien. Truffaut encore moins. Même Deray, Verneuil, Lautner et Oury qui fabriquaient ces polars et ces comédies dont nous nous repaissions n’existaient pas. Il y avait simplement « les films de Belmondo ». Plus qu’un genre, c’était alors un label qui garantissait au spectateur sa dose d’action et de castagne, d’élémentaire virilité. Quant aux personnages féminins, ils ne se taillaient certes pas la part du lion, mais il y avait tout de même Léa Massari, Jacqueline Bisset et Marie-France Pisier. De toute façon, ces questions-là, et beaucoup d’autres, nous ne nous les posions guère. Nous avions ce miroir où nous rêver et un jour, promis, nous serions comme lui, forts en gueule et prompts à en découdre. Nous ignorions alors que le temps aurait prise sur nos idoles comme sur nos parents. Les uns et les autres deviendraient plus lents. Ils auraient des cheveux blancs, des insuccès, et c’est Claude Lelouch qui viendrait un jour nous apporter la preuve de cette triste évidence. Itinéraire d’un enfant gâté fut à l’époque annoncé comme une renaissance. Nous ne nous y sommes pas trompés.
Heureusement, à 17 ans, je découvrais À bout de souffle et pouvais repousser encore cette révélation de la mort au travail. Dans le film de Godard, Belmondo fumait des Boyards et avait des abdominaux en béton. Voilà tout ce qui comptait. Par la suite, il joua encore quelques rôles, plus disparates, que nous n’allions pas voir en salle et négligions de regarder à la télé. Lui n’eut pas vraiment droit à cette autre carrière que connut Gabin. L’emploi de patriarche ne fut pas son second souffle. Pourtant, il continua à faire partie du paysage, patrimonial et sympathique, toujours admiré en dépit de ce yorkshire accroché à son bras de vieux monsieur trop hâlé.
Et puis bien plus tard, je compris que Cartouche est le plus grand film de l’histoire du cinéma. C’est une œuvre au fond mal connue, qui débute comme une pochade puis devient le plus allègre des récits d’aventure, pour s’achever comme nous, trop vite et sur un drame. Claudia Cardinale s’appelle Vénus et meurt malgré tout. Sur la vaste table où son corps est étendu, elle a la pâleur des vierges du Caravage. C’est un drôle de coup de canif dans le pacte noué avec son spectateur que fait de Broca en exposant ainsi ce terrible cadavre. Alors Jean-Paul Belmondo, ou Cartouche, c’est sans importance à ce stade, la soulève dans ses bras et l’emporte, couverte de soie et de bijoux. Elle ira pour finir s’engloutir avec son luxueux carrosse dans les eaux noires d’un lac qui se confond avec la nuit. Tout au bout, il reste encore une cavalcade, une poignée de bandits qui vont à la mort. « Et que ça aille vite » crie Cartouche, car vieillir n’a pas lieu d’être. C’est un film gai, cruel, terriblement français, c’est-à-dire irrévérencieux et gouailleur, avec ses bons mots copieux et ses valets plus malins que leurs maîtres, ses tristes gens d’armes et Jean Rochefort. Un film dont on a perdu la recette et qui se résume d’un mot très beau, plus guère en usage : le panache. Dans ce film que nous reverrons désormais avec une gravité nouvelle, Belmondo n’a pas 30 ans. Il marche en l’air, impondérable, la taille fine et plein d’allant. Il n’a ni la beauté du diable d’Alain Delon ni celle blessée de Maurice Ronet. Il est tel que nous aurions voulu être et là où nous le trouverons désormais. Car la mort vient de le rendre pour toujours à cette invincible jeunesse. »
Cet article a été publié dans Elle du 17 septembre 2021.